L'ouverture en octobre d'une salle d'audience dédiée aux migrants, aux pieds des pistes de Roissy, suscite la polémique dans le monde de la Justice. Lundi 29 mai, avocats et associations sont venus manifester leurs craintes.
Le car roule lentement à l’approche de l’aéroport, Valérie Grimaud, «Madame le bâtonnier» de Seine-Saint-Denis se hisse de son siège pour s’adresser aux passagers : «Je vais vous demander de faire très attention, le panneau est très bien caché. C’est fait exprès». Au détour d’une route qui bifurque légèrement, une flèche grise annonce «TGI de Bobigny» et ce, au beau milieu de rien, de la cambrousse qui ceint la zone aéroportuaire de Roissy que survolent les oiseaux de fer. C’est ici, à quelques centaines de mètres du tarmac, que seront jugés, dès octobre prochain, les étrangers arrivés par les airs qui ne respectent pas les conditions d’entrée sur le territoire.
A l’arrivée, l’ambiance est apparemment chaleureuse; les avocats serrent la main du président du TGI de Bobigny, Renaud Le Breton de Vannoise, le charrient gentiment sur le contentieux qui les opposent : cette annexe du tribunal, à côté des pistes et à 40 minutes de route du vrai tribunal, ils n’en veulent pas; lui doit la défendre au nom de l’Etat. L’air est brûlant, le bâtiment neuf barré de la mention «Tribunal de grande instance de Bobigny» se dresse derrière des grilles vert sapin qui suscitent les grimaces des avocats. L’annexe est un vieux projet, mis sur les rails au temps où Nicolas Sarkozy était ministre de l’Intérieur, le chantier a trainé avant d’être abandonné par Christiane Taubira en 2013 et repris par Jean-Jacques Urvoas, en 2016.
La visite commence par la salle d’audience et le président du TGI -tout miel- entreprend de dissiper les craintes : «Je sais que vous êtes venus ici porteurs d’inquiétudes». Pour lui le constat est clair : «Nous ne pouvons assurer la dignité des personnes sur le site actuel».
Le tribunal de grande instance de Bobigny -le plus important après celui de Paris- est engorgé et c’est dans son enceinte que se tiennent jusqu'ici les audiences des personnes placées en centre de rétention. La procédure habituelle est faite d’une arrestation à la sortie de l’avion, d’un placement dans «la zone d’attente pour les personnes maintenues en instance» (ZAPI) avant le passage devant le juge des libertés et de la détention (JLD) à Bobigny. En 2016, 6789 personnes ont été placées en ZAPI (chiffres du ministère de l’Intérieur). La création de l'annexe, à proximité de l'aéroport vise à fluidifier le processus.
Un coût de 2,7 millions d'euros
Loin de l’effet escompté, les visages se crispent au fur et à mesure de son allocution. Valérie Grimaud, porte-voix de la fronde, prend la parole : «Pour venir on a affrété deux bus pour que les avocats ne s’égarent pas. On est au milieu des champs, au pied des pistes. Il ne suffit pas de marquer en six langues sur une porte qu’on est dans un lieu de justice.» L’emplacement géographique outre et inquiète les avocats : pour se rendre à l’annexe, il faut une voiture et ils craignent que plus personne, même «la mamie désoeuvrée qui vient y tricoter», ne se rende aux audiences. Cette présence possible du public importe particulièrement aux avocats qui estiment que le juge doit rendre son verdict sous l'oeil d'une portion de la société.
Le tour du propriétaire se poursuit. Le président mène tant bien que mal la troupe qui se disperse et commente amèrement les lieux : «Il n’y a pas de bibliothèque pour qu’on travaille», «Et les ordinateurs ?»., «La salle d’attente pour les familles aura des jeux pour les enfants, super ! Mais elle n’a pas de fenêtre». Le ton monte un peu dans la salle dite de travail, seule pièce fraîche du bâtiment :
- «Les lieux sont décents, mieux qu’au TGI», défend le président, d’un ton très doux.
- «Pourquoi ne les a t-on pas construits au TGI ?» s’agace poliment Valérie Grimaud.
- «Mais je ne sais pas !», avoue, impuissant, celui qui a repris le dossier quelques mois plus tôt.
La vérité est toute prosaïque : les coûteux bâtiments (plus de 2,7 millions d’euros) sont érigés depuis 2013 et il s’agit de les faire fonctionner.
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"Les familles ne viendront pas !"
Les «Monsieur le président !» suivis d’une réclamation émanent de partout. Un vieux monsieur à la voix nasillarde s’emporte : «Les familles ne viendront pas !». S’ensuit un étrange dialogue où le président du tribunal apprend, de la bouche même de ce représentant d’association, que les détenus en centre de détention peuvent se voir apporter des pièces justificatives par un membre de leur famille. Ces dites pièces peuvent être un passeport en règle, un visa, un justificatif d’hébergement, de l’argent : tout ce qui permet de se voir accorder un séjour en bonne et due forme.
Une autre problématique se greffe à la position géographique : cet ersatz de tribunal est collé à la zone de rétention (sous bonne garde policière), dans le même bâtiment et les avocats et associations redoutent que cela effraie certaines familles en situation irrégulière venant apporter des éléments nécessaires au dossier, cruciaux pour le détenu. Si ces justificatifs sont fournis dans les quatre jours qui suivent l’arrestation, un prisonnier peut se voir remis en liberté.
Yasmila, avocate au barreau de Versailles, se dit dépitée par la visite : «On essaie de nous présenter quelque chose de très édulcoré. L’annexe est située en dessous de la zone d’hébergement... Ces gens sont épuisés, comprennent mal le français et ce qu’ils verront c’est que, ceux qui les jugent, sont les mêmes que ceux qui les gardent».
Comme pour mieux illustrer ses propos, au premier étage, collés contre une vitre doublée de barreaux, quatre enfants et une femme agitent les mains pour saluer la troupe. L’au revoir est aussi cordial que le bonjour, le président paraît un peu plus fébrile et nous précise, comme si le détail bouleversait la donne : «Les policiers qui procéderont aux arrestations ne seront pas les mêmes que ceux qui garderont la salle».
Le bus se remet en branle, les avocats savent que le projet aboutira (les premières audiences tests sont prévues en juin, avant l'ouverture officielle) et les «Bon bah... je suis bien remontée», «Moi aussi... T’as pas un mégaphone ?» sont prononcés d’une voix lasse.